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Chroniques
Cavalleria rusticana | Chevalerie rustique
melodramma de Pietro Mascagni
Jusqu’au 23 décembre, l’Opéra Bastille réunit deux compositeurs que trente années séparent, opposés dans leurs conceptions esthétiques comme politiques : Pietro Mascagni (1863-1945) et Paul Hindemith (1895-1963). Adhérent du Partito Nazionale Fascista dès 1932, l’Italien se fait connaître en signant le manifeste lyrique du vérisme, mouvement d’abord littéraire qui décrit l’existence du peuple tourmenté par son quotidien. Réfugié aux États-Unis entre 1940 et 1953, l’Allemand est tourné vers l’expressionnisme et la synthèse des styles. Cavalleria rusticana (Rome, 1890) et Sancta Susanna (Francfort, 1922) les rapprochent, mettant tous deux en scène, dans un printemps sensuel, « le désir exacerbé, le corps en demande, mais réinscrit sur l’horizon du sacré et de la morale religieuse » (brochure de salle).
Une nouvelle signée Giovanni Verga (1880), puis l’adaptation théâtrale par son auteur (1884) et Giuseppe Giacosa pas encore allié à Puccini (La bohème, Tosca, Madama Butterfly) inspirent au jeune Mascagni le plus célèbre de ses quinze ouvrages lyriques. Composé sur un livret de Giovanni Targioni-Tozzetti et Guido Menasci, le mélodrame en un acte est salué par le premier prix du concours Sonzogno, puis par soixante-quinze représentations, entre mai et décembre 1890.
Venu à l’opéra après la performance et le cinéma [lire nos chroniques du 27 juin 2008, du 4 février 2014 et du 7 mai 2015], Mario Martone propose cette passion sicilienne débarrassée de son folklore, pour mieux retrouver la tragédie grecque – comme déjà à la Scala, en 2011. Apportées par le chœur dès l’évocation d’une nature odorante (oranges, myrtes), les chaises n’ont qu’à être retournées pour suivre une messe de Pâques devant autel et crucifix. Au pied des villageois d’abord, puis dans le dos des fidèles, une maigre bande jouxtant la fosse recueille les déchirements privés, tel l’aveu initial de Santuzza (Sono scomunicata). Martone privilégie le rituel liturgique sur un plateau presque nu, totalement vide pour les adieux du fils à la stoïque Luccia, éternelle mère assise.
D’un mezzo-soprano clair, vif et puissant, Elīna Garanča (Santuzza) domine. Elle a pour elle un personnage complexe, à l’inverse du Turiddu monolithique qu’incarne Yonghoon Lee avec éclat et santé. Souvent en force, le ténor coréen offre heureusement une ultime scène nuancée (Mamma, quel vino è generoso). On aime aussi Antoinette Dennefeld (Lola), soprano facile, chaud et juvénile, et Vitaliy Bilyy (Alfio), baryton stable et sonore. Plus en retrait, Elena Zaremba (Lucia) ne démérite pas, de même qu’un chœur efficace préparé par José Luis Basso.
Paru dans Der Sturm (1914), un texte d’August Stramm (1874-1915) aide à compléter une trilogie débutée avec Mörder, Hoffnung der Frauen (1919) et Das Nusch-Nuschi (1920). Avec Sancta Susanna qui cerne en musique une sexualité féminine violente, Hindemith est au diapason de Strauss (Salome, 1905), Schönberg (Erwartung, 1909) et surtout Stephan (Die ersten Menschen, 1920), mort sur le front la même année que Stramm [lire notre critique du CD]. Martone s’attache à rendre visible ce que ressent l’héroïne. D’abord en paix dans sa cellule matricielle entre ciel et terre (inspirée par Giotto), la moniale est détournée de sa prière. Une fenêtre s’ouvre, les murs tombent, et tout un monde apparaît (nudité, araignée, etc.), honteux souterrains de sa psyché fragile.
Après la Comtesse Susanna [lire notre chronique du 27 janvier 2016], Anna Caterina Antonacci chante à présent la sainte du même nom, avec l’expressivité corporelle qu’on lui connaît – allant jusqu’à dénuder sa poitrine qui l’oppresse. À sa chaleur s’oppose l’alto plus âpre et nuancé de Renée Morloc (Klementia). Sylvie Brunet-Grupposo (Vieille nonne), Katharina Crespo (Servante) et Jeff Esperanza (Valet) complètent discrètement la distribution. Enfin, félicitons Carlo Rizzi pour le tendre relief apporté à Mascagni depuis la fosse, avant un Hindemith plus affuté.
LB